Béné Du grabuge ?
Pierre Y’a plus de souris ni de toiles d’araignée
ça c’est sûr. Tout emballé dans des cartons. Deux siècles et demi d’archives.
Tu vois ça de là…
Béné Ca doit en faire, des milliards
d’acariens !
(Grimaçant) FFFRRROOOUUU !
Pierre Ca te fait rire ? Y’a vraiment pas de
quoi !
Béné
Eh, M’sieur le Maire, tu vas pas te mettre
à flipper ? Y vont pas nous faire un trou…
Pierre Bon, t’arrête ton cirque, Béné, on est
dans la merde. Complète, la merde !
Béné Mais qu’est-ce-que tu veux qu’y…
Pierre
Tu sais où y sont, toute mon équipe, à
l’heure qu’il est, les employés comme les élus ?
Béné A la cafet’, vu l’heure…
Pierre
Dans la salle des mariages, assis en rangs
d’ognons sur les chaises, avec interdiction d’ouvrir la bouche. Tu comprends
c’que ça veut dire ?
Béné Mais ça tient pas debout ! Y z’ont
rien fait de mal, personne a rien fait de mal!
Pierre Si, on a fait, tu le sais bien ! Toi,
tu as fait, tes amis, y z’ont fait, moi, j’ai fait, toute la ville a fait et
tant d’autres encore. A leurs yeux, on a tous fait et on est dans la merde.
Tous !
Béné
Chiotte ! Et d’abord, pourquoi on est
pas avec les autres à la Mairie, pourquoi on est au Commissariat du Peuple Eclairé, nous ?
Pierre Traitement de faveur, je présume. N’oublie
pas que je suis « Môssieur le Maire » de Châtillon sur Chalaronne…
Béné
Evidement ! Et moi, je suis la
Cantatrice Chauve… Ca impose le respect !
Pierre Par
pitié, tais-toi, Béné, tais-toi !
Béné
Ah ! Tu vas pas te prendre pour ma
mère ! « Ferme là, Béné… ta bouche, Béné… Va dans ta chambre,
Béné… » Toute ma jeunesse, j’ai entendu ça. Alors ça va, hein ! Ceux
qui vont me la faire fermer, ma bouche, y sont pas encore nés, j’te dis que ça, y sont pas encore nés !
Pierre Si, y sont nés, ma vieille, y sont nés.
J’en ai bien peur. Et tu vas pas tarder à les connaitre.
Béné Pourquoi tu dis ça ?
Pierre Parce qu’on vient tous de recevoir leur
carton d’invitation. Au grand bal des enfers.
(Entrée
de la Préfète Spéciale)
Préfète
Restez assis. Restez assis, j’ai dit.
Dumoulin Pierre, Maire de la Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur
Chalaronne ?
Pierre C’est moi. Mes respects, Madame la Préfète.
Préfète
Spéciale. Madame la Préfète Spéciale.
Bien. Restez assis. Bénédicte Dubreuil, agent d’éducation scolaire à l’école
Avenir de Granit, Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur
Chalaronne ?
Béné Puisque vous l’dites…
Préfète
Changez de ton ! Vous êtes Bénédicte
Dubreuil oui ou non ? Question
claire, réponse claire.
Pierre C’est elle. C’est bien Madame Bénédicte
Dubreuil.
Béné Bon, ça va, j’suis assez grande…
Préfète Cette personne souffre-t-elle de troubles
mentaux ? Ca ne figure pas dans le dossier…
Béné
Non, mais è’me traite de foldingue ou quoi ?
Pierre Béné, par pitié ! Non, Madame la Préfète
Spéciale, madame est parfaitement saine d’esprit…
Préfète C’est à moi d’en juger. Bon, commençons par
vous, Monsieur le Maire.
Béné Et moi, je compte pour du beurre ?
Préfète Silence, vous. Dumoulin Pierre, Maire de
la Communauté Humaine Eclairée de Châtillon, savez-vous la raison de votre
convocation devant la Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence
Préhistorique en ce lieu, Commissariat du Peuple Eclairé, le 03 avril, an 10 de
l’Ere Humaine Eclairée, soit, pour rappel, et cela a son importance, 2036 selon
l’ancienne datation préhistorique ?
Pierre C’est un malentendu, Madame la Préfète
Spéciale, avec tout le respect que je vous dois…
Préfète
Un malentendu, Monsieur le Maire, vous
m’assurez qu’il n’y a rien de particulièrement grave à relever dans le
comportement de certains de vos concitoyens ?
Pierre Je vous le répète, Madame la Préfète
Spéciale, aucune plainte ne m’est parvenue, aucun citoyen Eclairé ne m’a
signalé…
Préfète
Ai-je dit qu’il y avait eu des
plaintes ? Je vous demande si, en tant que Premier Magistrat de cette
communauté, vous n’avez à me signaler aucune entorse à la Nouvelle et
Intangible Constitution, socle d’une Société Humaine Eclairée ?
Pierre Et bien, non, Madame la Préfète !
Béné
Spéciale ! Préfète Spéciale !
Préfète Dubreuil Bénédicte ! Vous affirmiez,
Monsieur le Maire ?
Pierre Madame la Préfète Spéciale, je ne vois
pas, je suis désolé…
Préfète Vous pouvez l’être, désolé, Dumoulin
Pierre. Connaissez-vous notre Nouvelle et Intangible Constitution, dans son
Chapitre II, article 3, traitant des errances morales et intellectuelles préhistoriques ?
Pouvez-vous m’en rappeler les grandes lignes ?
Béné
Question à cent patates ! T’as dix
secondes chrono !
Préfète
Dubreuil ! Et vous, Dumoulin, ça
vient ? J’espère ne pas avoir à noter que le Premier Magistrat de cette
Communauté ignore l’essence même de la Constitution de notre Société Humaine
Eclairée !
Pierre Je vous en prie, Madame la Préfète Spéciale.
Bien sûr que je connais notre Constitution, mais, sauf votre respect, de là à
en réciter par cœur les articles… Vous disiez, Chapitre II article 3…
Béné Errances morales et intellectuelles préhistoriques,
qu’on te dit qu’y s’appelle, c’t’article…
Préfète
Alors ?
Pierre Et bien… euh… Dans ce chapitre, la
Constitution dresse le constat que, durant des millénaires, l’espèce humaine,
issue d’une branche de primates ayant accédé, peu à peu, à une dimension de
conscience, n’a pu, malgré d’incontestables progrès techniques et moraux,
construire une civilisation homogène et réfléchie lui ouvrant la voie d’un
destin maitrisé, assumé et irréversible impliquant chacun des individus de la
société. Il a fallu attendre l’année 2027 de l’ère dite chrétienne et un
référendum planétaire en vue d’une gouvernance mondiale pour voir se révéler un
groupe d’hommes inspirés, dit le Collège des Grands Sages, qui ont rédigé et
offert à une humanité enfin universelle la Nouvelle et Intangible Constitution
Socle d’une Société Humaine Eclairée, dite Constitution de l’an 01. Suit une
liste d’orientations politiques et structurelles afin, comment dirai-je, de planifier, de gérer les
activités humaines avec comme perspective la réalisation d’un projet commun à
toute l’humanité. Voilà, dans les grandes lignes…
Béné Waouuuuh !!! Tu peux nous le refaire sans
respirer et à l’envers ?
Préfète Dubreuil ! Pas mal, Dumoulin Pierre,
mais il ne faut pas vous arrêter au moment où ça devient intéressant. Vous
évoquiez une liste d’orientations que vous qualifiiez justement de politiques
et structurelles. Nous aimerions que vous nous l’exposiez, séance tenante.
Pierre Je le… Je l’exposerais avec plaisir, Madame
la Préfète Spéciale, cette liste, mais elle est très longue. Impossible de tout
citer, là, comme ça…
Béné
Une vraie liste de mariage de princesse
boulimique !
Pierre Ce que je puis affirmer, Madame la Préfète
Spéciale, par rapport à cette liste et à la Constitution Nouvelle et Intangible
de l’an 01, c’est que la population de Châtillon sur Chalaronne et moi-même, le
maire, nous conduisons en bons citoyens, qu’au quotidien chacun accomplit sa
tâche consciencieusement, qu’il existe entre tous un véritable esprit de
solidarité, que les enfants sont instruits et guidés selon les principes
éducatifs édictés par les Grands Sages. Je dirais, si je puis me permettre…
Préfète
C’est moi qui permets ou pas. Continuez.
Vous disiez ? J’attends.
Pierre
Oui ! Oui ! Je dirai donc,
puisque Madame la Préfète Spéciale le permet, qu’elle en soit remerciée,
j’affirmerai donc, que les habitants de Châtillon sont heureux de leur sort,
que ce sont de braves et honnêtes gens et que mes équipes et moi-même sommes
fiers de gérer une telle Communauté.
Béné Voilà ! Rien à rajouter !
Préfète
Et l’article 16 de cette fameuse liste d’orientations
et portant sur l’interdiction faite à tout individu ou groupe d’individus de se
livrer à la pratique dégradante de toute activité qualifiée d’artistique à
l’époque préhistorique encore si proche mais heureusement révolue, le
respecte-t-on, cet article, au sein de l’honnête population de Châtillon sur
Chalaronne ? Répondez, Dumoulin Pierre, Premier Magistrat de cette
Communauté Humaine peut-être pas si éclairée que vous semblez le dire ?
Béné Ah ! On se rapproche du cœur de cible ! Canonniers,
à vos pièces !
Préfète Silence Dubreuil !
Béné Comme disait l’autre, « Quand j’entends
le mot culture, je sors mon révolver » !
Préfète Plus un mot Dubreuil. Article 17 :
« Le mot « culture » ressortit exclusivement du vocabulaire
technique agricole et ne peut en aucune manière être utilisé quant aux
supposées appartenances ou connaissances intellectuelles des individus
humains ». N’aggravez donc pas votre cas.
Béné
Qu’est-ce que j’disais, Pierrot, è’ va
défourailler la Super Shérif de la civilisation éclairée !
Pierre
Ca suffit, Béné, Madame la Préfète Spéciale
m’interpelle et je vais répondre. Oui, Madame la préfète éminemment Spéciale,
moi, Pierre Dumoulin, présentement Maire de la Communauté de Châtillon sur
Chalaronne, France, suis fier de mettre mon énergie et mon engagement d’homme
au service de ces personnes respectables que je me garderai bien de qualifier
d’individus. La population châtillonnaise n’est pas composée de crapules ou de
vilaines gens. Si les dirigeants de la Société Humaine Eclairée, tant au niveau
local qu’au niveau universel ont des reproches à me faire ou à quiconque pour
des faits graves survenus dans cette Communauté dont je suis le garant moral,
alors cessons ce petit jeu de sous-entendus et de menaces à peine voilées. Madame
la Préfète Spéciale, exposez vos griefs simplement, sans préjugés et dans le
respect des personnes auxquelles vous vous adressez. Je m’engage à répondre
honnêtement à toutes vos questions. Ainsi que madame Bénédicte Dubreuil, ici
présente.
Béné Je l’jure. Croix de bois, croix de fer, si
je mens, j’vous la mets à l’envers…
Préfète Festival-national-de-théâtre-contemporain-amateur-de-Châtillon-sur-Chalaronne.
Ca vous dit quelque chose, Monsieur le Maire ?
Béné Tu veux que j’m’y colle Pierrot ?
Préfète Soyez pas impatiente, Dubreuil. Votre
tour viendra. Alors, Dumoulin, festival… théâtre… J’attends !
Pierre Cela fait partie de notre patrimoine, de
notre Histoire, Madame la Préfète Spéciale…
Préfète L’Histoire de la Société Humaine Eclairée a
commencé en 2027 ancienne datation et nous sommes aujourd’hui en l’an 10 de
l’ERE HISTORIQUE. Ce qui a précédé appartient aux temps préhistoriques de
l’évolution humaine et bon nombre de comportements ou rites dégénérés de ces
périodes obscures n’ont plus droit de cité et sont strictement prohibés dans la
vie sociétale contemporaine !
Béné
La fameuse liste, Pierrot, qu’y faut pas
déconner avec !
Pierre L’évènement que vous évoquez, Madame la
Préfète Spéciale…
Préfète Cet évènement, comme vous le nommez, je ne
l’évoque pas, je le désigne, je le dévoile, je le mets en évidence, je l’expose
là, à la vue de tous, puant et écœurant, comme une pollution fumante canine sur
l’immaculée dalle de marbre d’un palais. Est-ce cela que vous vous apprêtez à
défendre, Monsieur le Maire ?
Béné
Pollution fumante canine ! La
Constitution Eclairée interdit aussi de dire « merde de chien qui
pue » ? J’serai pas venue pour rien ! Me v’là moins conne, tout
d’un coup !
Préfète Nous ne sommes plus au temps des cavernes,
Dubreuil. Vous êtes priée de fermer votre bouche de néandertalienne dégénérée.
Pierre
Madame la Préfète Spéciale…
Béné
Néandertalienne dégénérée ! Ca va pas,
non ? Ca a le droit d’insulter les gens, les Préfètes Spéciales ? Ca
a le droit de comparer un Festival de théâtre de renommée internationale à une
merde de chien ? Ca peut se permettre…
Préfète Vous avouez donc, Dubreuil !
Pierre Non ! On se calme !
Béné
Quoi, j’avoue ? Quoi, j’avoue ?
Qu’est-ce qu’elle a fait de mal, la Dubreuil ?
Préfète
Elle s’est rendue coupable d’un acte
criminel, la Dubreuil. Et je suis là pour l’établir et prononcer des sanctions
contre la criminelle et ses complices. Tous ses complices.
Béné Criminelle ? Et je suis sensée avoir
tué qui, Madame la Juge ? Et ces fameux complices, c’est qui, que je
rigole ?
Pierre Du calme, Béné, du calme, Madame la Préfète
Spéciale, s’il vous plait…
Préfète
Je ne suis pas sûr que vous allez rigoler
longtemps, Madame Bénédicte Dubreuil. Il n’y a pas que les crimes de sang et
d’ailleurs personne ne vous soupçonne d’avoir trucidé un de vos congénères.
Enfin, pas à ma connaissance.
Béné
C’est déjà ça !
Préfète Par contre, il existe bien d’autres crimes
qui peuvent être reprochés à un individu. Peut-être moins grégaires que
l’assassinat mais autrement plus graves !
Béné Plus grave que flinguer sa belle
doche ? J’vois pas. Baiser avec un
corne-bouc, peut-être…
Pierre Vous y allez peut-être un peu fort, Madame
la Préfète Spéciale…
Préfète
Je n’y vais ni fort ni pas fort, Monsieur
le Premier Magistrat. Je regarde les faits au travers du prisme des articles
intangibles de la Constitution. Et ceux concernant le crime d’incitation à la
résurgence de pratiques intellectuelles délétères et anti-sociétales sont
limpides à cet égard. Madame Bénédicte Dubreuil et ses complices ont prémédité
de perpétrer une action criminelle qui consiste à faire perdurer donc ressurgir
du néant préhistorique une manifestation délétère anti-sociétale dénommée
« Festival National de Théâtre Contemporain Amateur de Châtillon sur
Chalaronne », et ce avec votre coupable bienveillance, Monsieur le Premier
Magistrat ! Vous reconnaissez les faits, ou vous niez, Dumoulin
Pierre ?
Pierre
Mais, Madame la Préfète Spéciale, comme je
commençais à vous l’expliquer, il s’agit dans notre ville d’une Institution
honorable datant d’un demi-siècle déjà, dont nous sommes fiers… C’est insensé…
Préfète
Vous insinuez que les prescriptions
constitutionnelles sont insensées, Monsieur le Premier Magistrat ?
Béné
Elles sont pas insensées, elles sont
débiles, ça vous va ?
Pierre Béné, laisse-moi faire…
Préfète
Laissez-le faire, Dubreuil, je veux voir
Monsieur le Premier Magistrat s’enfoncer. Vous disiez, Dumoulin ?
Pierre A Châtillon sur Chalaronne, les personnes
respectent honnêtement les prescriptions de la Nouvelle Constitution et
comprennent que celle-ci nous aide à construire une société apaisée, faite de
solidarité dans les objectifs communs…
Béné Et blablabli et blablabla…
Préfète
Dubreuil !
Pierre Béné ! Oui, nous avons compris cela
et chacun œuvre à sa place…
Préfète L’article 16, Monsieur le Premier Magistrat,
l’article 16 ! Cessez de rabâcher avec votre population d’individus
honnêtes et dévoués et patati et patatère. L’article 16, vous vous asseyez
dessus, oui ou non ? Et si oui, est-ce un crime anticonstitutionnel ?
Oui ou non ?
Pierre Mais, Madame la Préfète Spéciale, la
Constitution édictée par les Grands Sages ne peut vouloir traiter en criminels
des personnes qui savent par leur art et de toute la force de leur passion
enrichir et élever la conscience humaine…
Préfète
Non seulement elle le veut, mais elle
l’exige ! Et ce n’est pas une découverte pour vous, je pense. Il y a
maintenant dix ans que les Grands Sages l’ont rédigée et offerte au monde. Dix
ans qu’elle est la seule loi Universelle et Intangible. Et que les actes dont
vous êtes accusés sont clairement réprouvés et prohibés par elle. Dix ans que
les autorités chargées de faire respecter ces lois lancent des avertissements
et préviennent les contrevenants qu’après une généreuse période de pédagogie et
de mise à niveau, la foudre allait frapper dur et sans faiblesse les
irréductibles pratiquants des mœurs ancestrales dégénérées. Le temps est venu
de la foudre !
Béné Pourquoi elle interdit pas au soleil de se coucher
tous les soirs, votre Constitution ? Parce que ça, il le faisait déjà
depuis bien avant l’an 01, c’est un brin préhistorique, comme habitude,
non ?
Préfète Sans le vouloir, vous n’avez pas dit une
ânerie, Dubreuil. Car la Constitution Intangible et Eclairante est notre
nouveau soleil qui éclaire en permanence les coins sombres de la société des
individus humains. Enfin ! Grâce à lui, finis l’obscurantisme, les
errances funestes, les rites imbéciles et pollueurs de l’esprit. A cette
lumière, finis les singeries, les abandons moraux et le gaspillage des
potentiels humains. Grâce à elle, la voie est clairement tracée, l’humanité
sait où elle va et chacun y participe selon le plan établi par ceux qui savent.
Béné
Une vraie fourmilière, quoi, tous à la
queue leu leu à transporter nos petites brindilles…
Pierre Justement non, Béné, la Constitution
Eclairée ne prend pas l’humanité pour une fourmilière. Car, si je ne me trompe,
Madame la Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique,
elle exige aussi, la Constitution, que tout soit mis en œuvre pour que chaque
humain, de quelque origine et de quelque sexe qu’il soit, se voit offertes
toutes les possibilités d’enrichir ses connaissances en tous domaines, que
chaque personne puisse développer à son maximum ses capacités intellectuelles.
J’invente où c’est écrit, Madame la Préfète Spéciale ?
Béné
L’invente-t-y ou l’invente-t-y pas ? That
is the question !
Préfète
Bien sûr, c’est écrit, Monsieur le Premier
Magistrat. Mais il vous faut être honnête, comme vous vous plaisez à le
répéter, et aller au bout de l’argumentaire. Oui, chaque cerveau humain doit
être développé au maximum de ses capacités, oui chaque individu est appelé à
s’instruire, à se former et à accumuler le plus de connaissances possible, mais
ne confondez pas, il ne s’agit pas de permettre à chaque individu de se prendre
pour un petit génie suffisant ou un petit soleil qui brille en société. Il
s’agit, et cela figure en toutes lettres dans l’énoncée des principes, et vous
omettez de le mentionner, de mettre chacun dans les conditions optimum pour
accomplir parfaitement la tâche qui lui est assignée, quelle qu’elle soit. Dans
le Grand Projet, chacun se voit assigner un rôle et doit être en mesure de le
tenir pour que règne l’harmonie dans une société humaine en marche vers son
vrai destin. Et chacun doit s’en tenir à son rôle. Uniquement. D’où l’article
16 qui criminalise toute activité d’une évidente vacuité sociétale, dont la
poésie, les arts en général, le théâtre bien entendu, et toute forme d’expression
inepte des temps préhistoriques. C’est clair, non ?
Béné
Si c’est pas de la fourmilière, ça, Pierrot,
j’sais pas c’qui te faut !
Pierre O.K., c’est bon, Madame la Préfète Spéciale,
cartes sur tables !
Préfète Puisque vous semblez enfin décidé à passer
aux aveux, Dumoulin Pierre, je vous informe que cet entretien est enregistré et
que votre sort dépendra en grande partie des paroles que vous allez prononcer.
Béné les grandes oreilles, c’est pas des
méthodes préhistoriques, ça ?
Pierre Je parle librement car je n’ai pas à
rougir de ce dont je vais témoigner. Comme j’ai commencé à l’expliquer avant
d’être interrompu, il y a un demi-siècle de cela, ce que j’appelle une
Institution culturelle a vu le jour dans notre cité au passé déjà si riche, à
l’initiative d’amoureux de l’art du théâtre et du spectacle vivant. Poursuivant
la voie ouverte depuis plus de vingt ans, avec quelle passion et quel talent,
par Colette et Gérard Maré dans notre commune, l’équipe d’animation du Centre
Culturel de la Dombes a repris l’idée d’un Festival de Théâtre à Châtillon et
la première édition a eu lieu en 1987. Et, au cours des années, cet évènement, promu
Festival National par la FNCTA, a pris une envergure extraordinaire, en grande
partie grâce au travail et à l’investissement du Comité d’Organisation, de ses
bénévoles et au soutien indéfectible de notre Communauté.
Préfète
Bravo, très bien, mais je rappelle encore
une fois que cela se passait avant…
Pierre Avant la révélation lumineuse de la Nouvelle
Constitution, on va finir par le savoir et nous avons bien compris que cela
nous ramène, comme vous nous le répétez jusqu’à la nausée, à une période que
vous qualifiez d’obscure et de préhistorique.
Préfète C’est la Constitution Eclairée et
Intangible qui édicte cela…
Pierre Et vous êtes ici l’incarnation de ce
marbre sacré. Certes. Cependant, Madame la Préfète Spéciale, pour relativiser
les faits et les replacer dans un contexte vivant et non froidement théorique,
je tiens à souligner qu’il est aujourd’hui encore des personnes vivant à ou
fréquentant Châtillon qui ont participé à la genèse de cette formidable
aventure et je me couvrirais de honte à considérer ces personnes comme
d’obscurs Néandertaliens, comme vous le faites avec tant de mépris.
Préfète C’est
pourtant un fait historique qu’il y a un avant et un après an 01 de la Nouvelle
Société Eclairée.
Béné A l’âge qu’elle a, Madame la Préfète Spéciale
a donc dû passer une grande partie de sa vie avec les chauves-souris et les
araignées velues. FFRRR !
Préfète Il y a ceux qui s’ouvrent à la lumière
nouvelle et pour ceux-là, tout s’efface et s’oublie des noirs abîmes d’avant.
C’est la leçon des Sages. Quant aux autres…
Pierre
Si vous saviez ce que nous avons vécu de
lumière, justement, pendant tant d’années, avec tous ces gens du théâtre qui
nous disaient le monde, chacun à sa façon. Et comme ils nous faisaient voyager
jusqu’au fond de notre cœur et de nos rêves…
Béné Quand tu parles comme ça de voyages et de
rêves, Monsieur le Maire, j’en ai des frissons partout ! Depuis toute
jeunette j’ai fait le Festival. Tu parles, avec mes vieux ! C’était sacré
le Festival ! Cui-là encore plus que les autres où on allait. « A
l’Ascension, c’est Châtillon ! » J’entends encore mon père dire
ça…
Préfète Vous vous rendez compte dans quelle fange
vous vous vautrez ?
Pierre Dans la vie, on se vautre, Madame la Préfète
Spéciale, dans des vagues de souvenirs que rien n’effacera jamais ! Moi,
moi, je suis un homme n’est-ce pas, qui en a vu de rudes dans sa vie. Et bien
croyez-moi si vous voulez, cent fois je suis ressorti d’un spectacle avec la
larme à l’œil, le cœur en fusion. A cause des mots qui étaient dits, à cause du
talent des actrices et des acteurs, à cause de silences lourds comme des
pierres ou tranchants comme des verdicts de glace…
Béné Au début, j’étais jeune, je comprenais pas
tout ce qui se passait, mais des fois j’avais l’impression que l’enfer en
personne allait s’ouvrir sous les pieds des personnages, je me rappelle, un
jour, j’ai crié et maman a mis sa main sur ma bouche ! Des fois, y’a des
amoureux qui s’embrassaient sur scène, ma cousine et moi on devenait toute
rouges et on se donnait des coups de coude en rigolant sans faire de bruit…
Préfète Des enfants, dans des endroits
pareils !
Pierre Comme j’aimerais tout me rappeler !
Mais il reste des perles. Ces salles pleines à craquer, des gens assis dans les
escaliers, et les applaudissements qui duraient, qui duraient, des rappels à
n’en plus finir !
Béné N’empêche, on a vu des spectacles terribles.
Je me souviens ce pauvre jeune homme qui ne sait plus qui il est parce que sa
sœur le fait jouer depuis tout petit à « Je-Tu ». Je à la place de tu
et tu à la place de je. Perdu sa personnalité, perdu dans le labyrinthe de son
cerveau au miroir brisé. J’ai pleuré, j’ai pleuré…
Préfète Dégradant. Alors que les individus sont
faits pour être construits. Pour remplir bien leur fonction dans la grande
machinerie de la société !
Pierre
Encore ces fameux individus ! En ce
temps-là au moins, personne ne traitait les autres d’individus. Oh, je vous
rassure, il y avait bien des tensions, des coups de gueule, mais on respectait
les autres, tous les autres, et il y avait de la fraternité, du respect et de
la fraternité !
Béné On était heureux d’être là, dans ce beau
village, dans ces belles salles, à voir ces beaux spectacles, à feuilleter ces
milliers de livres de la Librairie attirante comme un magasin de bonbons ! HEUREUX. Voilà ce
qu’on était !
Pierre
C’est le mot exact, Béné. Tous on était
heureux d’être là, de se retrouver année après année…
Béné Et quand un ou une n’était pas là, vite,
on prenait des nouvelles. J’ai pas vu Paul y va venir ? Et Marie, elle va
bien au moins…
Pierre Et les tablées des repas, les groupes qui
se reforment, les nouveaux à qui on fait une petite place et qui deviennent de
vieux amis à leur tour…
Béné Et les troupes avec qui on est si heureux de
partager le petit dej’ avant qu’elles repartent pour d’autres rendez-vous…
Pierre Ces rencontres aussi, ça fait partie des
« voyages » inoubliables !
Préfète
Mais au bout du compte, rien de tangible,
de construit, chacun prend son plaisir de son côté, ça tourne en rond, vous
vous rendez compte que vous avez passé des années à brasser du vent, sans but
précis, sans faire avancer l’humanité d’un pouce dans son accomplissement,
toute la vacuité d’un monde frivole. Vous avez empêché le progrès de l’humanité,
vous l’avez ancrée dans le néant, dans la futilité de l’émotionnel et de la
rêvasserie inutile. Comment peut-on être fier d’avoir laissé dériver sa
précieuse embarcation aux folles embardées de vents hasardeux ?
Béné Monsieur Jourdain, c’est elle ! E’
fait de la poésie sans le savoir !
Préfète De la poésie, moi ? Dubreuil, retirez
cette insulte immédiatement ! Je suis une haute fonctionnaire, entièrement
dévouée à la Société Humaine Eclairée et à ses infaillibles dirigeants. Pas un
scribouillard névrosé, un introspecteur de nombril exémateux, pas un monteur de
mayonnaise psychodramatique pour pucelles fantasques, pas un portraitiste
halluciné d’aventuriers malfaisants ou de garces hystériques, je ne remplis pas
les cerveaux innocents de mes contemporains de contes ineptes et de fadaises
existentielles comme d’autres vidangent leurs eaux sales dans le cloaque
écœurant d’une fosse septique. Je suis une humaine digne et responsable, moi,
pas un… pas un…
Béné
Comme je vous plains ! Alors, pour
vous, c’est ça, un poète, un écrivain, un dramaturge, un diseur
d’histoires ? C’est terrible de voir les choses comme ça, avec ce regard
qui salit tout…
Préfète C’en est assez, Dubreuil, Silence !
Pierre Quand on a connu ici même, comme nous,
tant d’auteurs, hommes et femmes, avec de telles qualités humaines, qui
regardent le monde avec tant d’amour et de compassion, avec cette faculté
énorme de s’émouvoir ou de se révolter, comment supporter d’entendre de tels propos
infamants, injustes, ridicules ! C’est eux, c’est nous, qui sommes
insultés, méprisés. Ca suffit, maintenant, Madame la Préfète Spéciale, vous,
vos sbires et votre Constitution totalitaire. Oui, c’est clair, c’est lumineux,
le monde est entre les mains de… de pirates…
Préfète Dumoulin !
Pierre … de pirates qui n’aiment pas le monde des
hommes. Je vous le déclare tout net, je me dresse contre ce Pouvoir et sa
vision révoltante de l’essence de notre humanité.
Préfète
Du-mou-lin !
Pierre Voilà ! Il vous faut un
coupable ? Le crime a été commis de vouloir faire vivre encore et malgré
vous notre cher Festival et ce pour la cinquantième fois ? Et bien je
l’avoue, je le revendique, je suis celui qui, dans cette ville, a pris la
décision de continuer l’aventure au grand jour. Personne d’autre. Vous
m’entendez, personne d’autre !
Béné
L’écoutez pas, c’est que des conneries. Il
a fait qu’accepter. La vraie coupable, celle qu’a tout gambergé, tout mis en
place, tout programmé, c’est moi, l’organisatrice en chef ! Le procès, la
prison, c’est pour ma pomme ! Le Pierrot, je l’ai forcé, il a pas pu me
résister ! Laissez-le tranquille, lui et tous les autres de la mairie.
Vous voyez pas que c’est des braves gens, non ?
Préfète Ca suffit, vous deux. J’ai tous les
éléments. L’affaire est entendue. La Communauté Humaine Eclairée de Châtillon sur
Chalaronne a besoin d’une bonne purge. Je l’ordonne donc. Vous êtes tous démis
de vos mandats, de vos fonctions, de vos prérogatives. Vous serez mis à
l’isolement en attendant l’ordonnance de déchéance de vos droits civiques et la
relégation. Quant à vos amis festivaliers fidèles, locaux ou étrangers, troupes
programmées, auteurs invités, élus locaux complices ou bienveillants, tout ce
beau monde est d’ors et déjà mis hors d’état de nuire. Décision prise par la
Préfète Spéciale Déléguée aux Crimes de Résurgence Préhistorique, conformément
aux prescriptions de la Nouvelle Constitution Intangible, le 03 avril an 10. Dumoulin,
Dubreuil, il n’y aura pas de cinquantième édition de votre pitrerie lamentable.
Jamais. C’est fini, la préhistoire, à Châtillon sur Chalaronne. Ne bougez pas
d’ici, on vient vous ramasser.
(La
Préfète quitte la pièce)
Pierre
T’aurais pas dû, Bénédicte. Il aurait mieux
valu pour tous que je…
Béné
Les jeux étaient faits d’avance, mon
Pierrot. De la mise en scène pour impressionner le bon peuple. La nuit est
tombée sur nous pour un bon bout de temps. Sur tout le monde et pour longtemps.
(Elle s’approche du public et s’adresse à
lui.) Mais, vous avez vu des nuits, vous, qui se diluent pas au petit matin
d’un bon soleil tiède, même les plus noires, les plus hantées, les plus
effrayantes ?
Quand les enfants ont peur la
nuit et appellent leur maman en pleurant, la seule chose à faire pour les
consoler, c’est de leur chanter des comptines, leur raconter une histoire. La
nuit va être plus longue qu’à l’accoutumée, couleur d’encre poisseuse. La seule
douceur jaillira, dans le secret de leur petite chambre, de vos mots colorés,
de vos rires étouffés, de ces jeux de rêves éveillés et d’êtres imaginaires,
ces plaisantes rencontres de géants maladroits et de marionnettes farceuses, de
fleurs magiques et de lutins féériques. A la délicate fluorescence d’une
luciole tout droit apparue du néant, vous sortirez votre boite de poudre et vos
bâtons de couleurs, et vos petits, grimés en Princesse, en Peter Pan ou en Chat
Botté, finiront par s’endormir dans vos bras, partis pour de ces aventures qui
vous emmènent si loin, si loin…
Et quand enfin le soleil
refleurira, dans longtemps, mais un jour, ça, c’est sûr, un jour, ils seront
prêts, vos petits qui auront un peu grandi, à tout réinventer, à se nourrir de
l’existence à pleines ventrées et à la dire en vociférant et en gesticulant sur
des estrades, au clair de lune. Ils joueront à leur tour toutes les farces de
la vie, même celle de ces « petits géants » qui voulaient transformer
la terre des hommes en fourmilière. Et tout le monde rira, rira, rira…